Les objectifs de la Confédération sont-ils réalisables ?
26 avril 2021 7 min
Hervé Henchoz

Spécialiste durabilité
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Sortir des énergies fossiles, se passer du nucléaire, atteindre la neutralité climatique, le tout en assurant un approvisionnement énergétique sûr, abordable et indigène ; tels sont les objectifs que la Confédération s’est engagée à atteindre d’ici 2050. Mais est-il possible d’atteindre simultanément les objectifs de la stratégie énergétique et ceux de la stratégie climatique en 2050 ? Ces objectifs sont-ils techniquement réalisables ? Et si oui, à quel prix ? Les Perspectives énergétiques 2050+, élaborées sur mandat de l’Office fédéral de l’énergie, et dont les principaux constats ont été présentés en fin d'année dernière, ont justement pour but de répondre à ces questions. Voyons donc ce qui en ressort.

Les objectifs énergétiques et climatiques de la Suisse

La crise climatique, par sa complexité et son ampleur, représente un défi sans précèdent pour l’humanité. Elle impose des changements fondamentaux à tous les niveaux et sans délai pour maintenir le réchauffement de notre planète bien en dessous de 2°C par rapport à l'ère préindustrielle, l'objectif étant de limiter la hausse de la température à 1,5°C à l’échelle mondiale. Le rapport spécial du GIEC de 2018 a clairement insisté sur l’importance cruciale que revêt la cible d’1,5°C si nous souhaitons éviter un emballement qui rendrait le réchauffement climatique hors de contrôle.

Pour faire face à ces enjeux, la Suisse compte à la fois sur sa stratégie énergétique et sa stratégie climatique, dont les objectifs sont étroitement liés. Présentée par le Conseil fédéral en 2013, la Stratégie énergétique 2050 a pour élément déclencheur la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011 ayant amené le Conseil fédéral puis le Parlement à décider de la sortie progressive de la Suisse de l'énergie nucléaire. Au-delà de l’interdiction de construire de nouvelles centrales nucléaires, la Stratégie énergétique 2050 vise à réduire la consommation d’énergie, à améliorer l’efficacité énergétique et à promouvoir les énergies renouvelables. Un premier paquet de mesures de cette stratégie a été accepté en votation populaire en 2017, avec la révision de la loi sur l’énergie.

Outre le fait qu’elle permet à la Suisse de remplir un engagement découlant de l’Accord de Paris, ratifié par la Suisse en 2017, la Stratégie climatique à long terme 2050 fournit quant à elle des lignes directrices pour permettre de ramener à zéro net les émissions de gaz à effet de serre de la Suisse d’ici 2050. Adoptée par le Conseil fédéral en début d’année, la stratégie climatique à long terme contient dix principes stratégiques visant à façonner la politique climatique de ces prochaines années. Elle fixe des objectifs stratégiques à l’horizon 2050 pour les secteurs du bâtiment, de l’industrie, des transports, de l’agriculture et de l’alimentation, des marchés financiers, du transport aérien et des déchets.

La révision complète de la loi sur le CO2, soumise au vote populaire au mois de juin prochain, est l’instrument indispensable à la mise en œuvre de la stratégie climatique, tout comme ce fut le cas en 2017 pour la Stratégie énergétique 2050 avec la révision de la loi sur l’énergie.

Avec ses deux stratégies, énergétique et climatique, le Conseil fédéral définit donc la voie à suivre pour affronter la crise climatique et montre comment il entend transformer l’approvisionnement énergétique de manière à atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050.

Les perspectives énergétiques à l’horizon 2050

Les enjeux sont de taille et les objectifs fixés plus que nécessaires. Mais si fixer des objectifs est finalement chose assez aisée, il n’en va pas de même de l’atteinte de ces derniers. Il est donc bien normal de se demander si ces objectifs sont réalistes et si oui, à quel prix. Concrètement, sommes-nous en mesure d’atteindre la neutralité climatique et d’assurer en 2050 un approvisionnement énergétique propre, sûr et abordable, qui plus est grâce à une énergie produite en grande partie à l’intérieur du pays ? Devrons-nous, pour permettre l’atteinte de ces objectifs, revenir à l’ère de la bougie, comme certains sceptiques le laissent penser ? Ou avons-nous à disposition les technologies nécessaires pour y parvenir sans affecter notre qualité de vie ? Et dans tous les cas, quel sera le « prix à payer » pour y parvenir ?

Autant de questions légitimes auxquelles les Perspectives énergétiques 2050+ apportent des réponses. Élaborées sur mandat de l'Office fédéral de l'énergie (OFEN), les Perspectives énergétiques 2050+ esquissent des scénarios relatifs à l’offre et à la demande énergétique en Suisse jusqu’en 2050. Elles décrivent les développements technologiques envisageables permettant d’atteindre les objectifs énergétiques et climatiques d’ici à 2050.

Réaliser cet aperçu de l’avenir énergétique ne consiste bien entendu pas à lire dans une boule de cristal. Les Perspectives énergétiques 2050+ ont été élaborées en s’appuyant sur des données générales actuelles (évolution démographique, développement économique, évolution du prix de l’énergie, …) et les développements technologiques les plus récents (sans pour autant prendre en compte des technologies miraculeuses). Sur cette base, les Perspectives énergétiques 2050+ identifient plusieurs trajectoires pour atteindre les objectifs énergétiques et climatiques, comme autant de futurs possibles. Deux scénarios de base ont été étudiés : le scénario « Zéro émission nette » (ZÉRO) et le scénario « Poursuite de la politique énergétique actuelle » (PEA). Le scénario ZÉRO se décline lui-même en quatre variantes avec différents rythmes de développement pour la production d’électricité renouvelable pris en considération.

Les scénarios pour transformer le système énergétique

Qu’en ressort-il ? Le premier constat à retirer de ces Perspectives énergétiques 2050+, c’est qu’en poursuivant la politique énergétique actuelle (scénario PEA), les émissions de gaz à effet de serre (GES) ne seront, en 2050, que 30% moins élevées qu’aujourd’hui, avec encore environ 32 millions de tonnes de GES émises chaque année. La neutralité climatique serait donc loin d’être atteinte. À l’évidence, une transformation en profondeur de notre système énergétique s’impose donc pour atteindre les objectifs fixés.

Heureusement, selon le scénario ZÉRO et sa variante de base « bilan annuel équilibré 2050 », en s’appuyant de manière conséquente et à large échelle sur des technologies déjà connues aujourd’hui, les ménages, les transports et le secteur des services n’émettent pratiquement plus de GES en 2050. Quelque 12 tonnes d’émissions résiduelles, principalement dans les domaines de l’agriculture (production de denrées alimentaires), de l’incinération des ordures ménagères (part fossile des déchets) et dans celui des processus industriels (fabrication du ciment, industrie chimique), sont compensées par des technologies de captage et de stockage du CO2 et des technologies d’émission négative (NET).

Dans ce scénario, la réduction la plus importante est à mettre au profit du secteur des transports, grâce à la généralisation de la mobilité électrique. Au niveau du trafic lourd, outre le recours aux biocarburants, de plus en plus de véhicules roulent à l’hydrogène.

Dans le domaine des bâtiments, les systèmes de chauffage fonctionnant aux énergies fossiles ont disparu et sont remplacés principalement par des pompes à chaleur et des réseaux de chaleur alimentés par la biomasse, les rejets thermiques et la chaleur provenant des cours d’eau ou du sous-sol.

La consommation totale d’énergie finale en Suisse (hors trafic aérien international) est réduite de 31% environ par rapport à 2019, avec une variation importante selon les agents énergétiques. On se dirige en effet vers l’abandon des énergies fossiles, ce qui se traduit par une augmentation de la part d’électricité dans la consommation totale d’énergie, qui passe de 27% en 2019 à environ 43% en 2050. Avec à nouveau des différences par secteurs, puisque la consommation d’électricité est multipliée par trois d’ici à 2050 pour le secteur des transports, tandis qu’elle se réduit légèrement dans le secteur de l’industrie, des services et de l’agriculture.

De manière générale, en 2050, l’approvisionnement énergétique est composé presque exclusivement d’énergies renouvelables produites en Suisse. Au niveau de l’électricité, la production de la force hydraulique augmente de 10% pour atteindre 53% de la production brute, tandis que les nouvelles énergies renouvelables fournissent 46%. Le solde, env. 1%, provient de la part fossile des déchets incinérés dans les usines d’incinération. La Suisse est toutefois obligée d’augmenter temporairement ses importations d’électricité, particulièrement en hiver, pour compenser la part d’électricité issue du nucléaire dont la dernière centrale, celle de Leibstadt, est mise à l’arrêt en 2034 (hypothèse : durée de vie 50 ans).

L’accroissement de l’efficacité énergétique dans les domaines des bâtiments, des procédés, des installations et des appareils, joue ici un rôle important puisqu’il permet d’éviter une augmentation massive de la consommation d’électricité et donc le recours encore plus important aux importations.

C’est le cas également des mesures de flexibilisation de la production dont nous parlions récemment avec l’exemple du pompage-turbinage, qui permet de jouer le rôle de batterie pour stocker les pics de production d’énergies renouvelables. Selon le scénario ZÉRO, la Suisse dispose en 2050 d’une puissance de production flexible d’environ 16 GW (pompage-turbinage et couplages chaleur force alimentés par la biomasse) pour une charge de pointe non flexible de 11 GW environ.

Les investissements à consentir pour atteindre la neutralité climatique en 2050

Qu’en est-il des investissements nécessaires pour permettre la transformation du système énergétique ? Les scénarios établis dans le cadre des Perspectives énergétiques 2050+ nous montrent tout d’abord qu’avec la poursuite de la politique énergétique actuelle, soit sans prendre de mesure particulière pour viser la neutralité climatique, les investissements nécessaires s’élèvent à quelque 1400 milliards de francs d’ici 2050. Afin d’atteindre l’objectif de zéro émission nette en 2050, il est estimé que les coûts d’investissement ne sont que 8% plus élevés (109 milliards de francs supplémentaires). Surtout, ces investissements permettent de réaliser des économies au niveau des coûts de l’énergie à hauteur de 50 milliards de francs.

Ces investissements supplémentaires permettent par ailleurs de réduire les risques de dommages auxquels la Suisse serait exposée si le réchauffement climatique n’était pas freiné, ce qui aurait des conséquences financières très importantes. Et, bien que le scénario ZÉRO mise sur des importations d’énergie à partir du milieu des années 2030 (avant d’atteindre un bilan annuel équilibré en 2050), comparativement à la poursuite de la politique énergétique actuelle, ces investissements nous aident aussi à réduire notre dépendance vis-à-vis de l’étranger en matière d’approvisionnement énergétique. À l’heure actuelle, nous dépensons en effet chaque année environ 8 milliards de francs pour l’importation d’essence, de diesel, de mazout, de gaz naturel ou de combustibles nucléaires.

On le voit donc, la Suisse est en mesure de transformer son approvisionnement énergétique de manière à atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050. L’énergie fournie sera sûre, propre, abordable et d’origine suisse. Pour y parvenir, il s’agit de déployer à large échelle des technologies déjà disponibles ou en développement.

Les mesures politiques à prendre pour assurer le succès de la politique énergétique et climatique

Or si les Perspectives énergétiques 2050+ indiquent les mesures techniques permettant de réaliser les objectifs climatiques et énergétiques, elles ne disent en revanche rien sur les mesures politiques nécessaires pour y parvenir. Ces dernières doivent être discutées et faire l’objet d’un certain consensus pour trouver une traduction dans le cadre législatif. Le débat parlementaire relatif à la révision de la loi sur le CO2 est d’ailleurs emblématique de la difficulté à traduire les bonnes volontés et les objectifs (par ailleurs techniquement réalisables, économiquement supportables et écologiquement impératifs) dans la loi.

Si pour certains les mesures envisagées vont trop loin, d’autres demandent au contraire une décarbonisation plus rapide de la Suisse (net zéro émission en 2040 voire 2030 déjà) pour tenir compte d’une responsabilité historique et des capacités financières plus importantes par rapport aux pays en développement.

La voie d’une décarbonisation plus rapide passerait alors par une transformation non seulement de notre système énergétique et climatique, mais également de notre modèle de société dans son ensemble en s’appuyant plus fortement sur le troisième axe de la stratégie énergétique, celui de la sobriété, en consommant moins et mieux. Une approche peu exploitée dans le cadre des Perspectives énergétiques 2050+ mais qui mériterait aussi une étude poussée.

Car remplacer une voiture à essence par une voiture électrique est une chose, mais nous avons besoin de plus que cela, nous avons besoin de repenser la mobilité plus largement, jusqu’à envisager, comme on a pu le pratiquer depuis un peu plus d’un an maintenant, la démobilité. Et il en va de même pour tous les secteurs d’émissions.


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