Partie 2
11 juillet 2022 9 min
Corentin Neuffer

Rédacteur
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Jacques Audergon est ingénieur en génie-civil EPFL, diplômé en 1968 et a commencé sa carrière dans le domaine des barrages. Au travers de ses nombreuses expériences professionnelles, il a notamment travaillé dans les domaines de l’approvisionnement et distribution d’eau potable et de gaz, de réalisation de chauffages à distance et d’installations énergétiques. Pendant plus de 20 ans, il a travaillé pour les cantons romands en réalisant des analyses de risques de catastrophes et de situations d’urgence. Membre de plusieurs conseils d’administration (notamment d’entreprises qu’il a créées) et président de la commission Energie du Club environnement Energie Sécurité (CEES), il intervient régulièrement sur les questions de risques de pénuries électriques et black-out électrique.

En Suisse et globalement en Europe les ménages et les entreprises ont été habitués à une sécurité électrique exemplaire à tel point que peu de personnes se souviennent du black-out de septembre 2003 qui a touché une bonne partie de l’Italie ou encore plus ancien celui de décembre 1978 qui avait plongé une bonne partie de la France dans le noir. Des études récentes, notamment celles de l’OFEN ont toutefois mis en évidence une dépendance de plus en forte de la Suisse aux importations d’électricité en hiver, dépendance accrue qui arrive dans un contexte où les capacités de production pilotables en Europe sont en baisse et où la crise russo-ukrainienne fait peser un gros risque sur l’approvisionnement en gaz, combustible essentiel pour faire tourner les centrales thermiques pendant les pointes de demande en hiver.

Il existe donc de fortes probabilités que des épisodes de périodes froides anticycloniques centrées sur la Scandinavie, donc accompagnées de peu de vent, entrainent dans un avenir proche sur toute l’Europe et donc en Suisse des pointes de demandes et par conséquent un risque accru de pénurie. En 2014, la Suisse a réalisé un exercice pour tester sa capacité à faire face à une pénurie d’électricité. La situation actuelle appelle à renforcer notre préparation.

Cet entretien en deux parties explore la thématique de la pénurie d’approvisionnement en électricité. La première partie de cet entretien se focalisait sur le rôle des fournisseurs d’énergie et des gestionnaires de réseau ainsi que sur les questions de sensibilisation au risque ; cette seconde partie porte sur les notions de pénurie, de black-out et de productions énergétiques ainsi que sur la gestion du risque.

Afin que le lecteur s’y retrouve, pourriez-vous définir les notions de pénurie et de black-out ?

JA : Ce sont deux notions bien différentes mais toutefois complémentaires. La pénurie d’électricité est un manque résultant d’une offre (production propre + importation) inférieure à la demande ; c’est donc un déséquilibre car on fournit moins que ce que l’on consomme. L’importance d’une pénurie dépend de son ampleur et de sa durée.

Le black-out est une panne d’électricité à grande échelle. Lorsqu’à Lausanne s’était produite une panne mémorable de 2 heures, le 22 février 2010 de 20h30 à 22h30, le terme black-out avait été utilisé ; c’était peut-être un peu exagéré car il faut que ce soit une panne à très grande échelle, au minimum d’échelle régionale comme la Suisse romande voire le pays vu l’échelle de la Suisse. Il faut aussi que cela concerne une certaine durée même si 2 heures c’est déjà considérable puisque nous ne sommes pas du tout habitués à des pannes d’une si grande durée. Mais le vrai black-out c’est 24 heures à plusieurs jours, sachant qu’il y a ensuite une phase ressemblant à la pénurie lors de période de redémarrage du système, jusqu’à ce que qu’il revienne à l’ordinaire.

Et ces phases sont organisées selon une logique de priorisation ?

En ce qui concerne l’électricité, la Confédération a prévu des mesures, en cas de pénurie, prises graduellement tout d’abord en appelant aux économies, puis en restreignant les exportations, ensuite en imposant des restrictions de certains usages. Si ces mesures ne suffisent pas, est alors appliqué le Plan OSTRAL (Organisation für STRomversorgung in Ausserdentlichen Lagen soit en français : organisation pour l’approvisionnement électrique lors de situations extraordinaires), qui permet de faire face à une pénurie d’électricité sévère (33 % à 50 % de manque) par des mesures planifiées de contingentement et de délestage. Les mesures de contingentement s’appliquent, en principe, aux gros consommateurs (limitation de la consommation par le concerné lui-même) et les mesures de délestage concernent tous les consommateurs. Le délestage se réalise par secteur d’alimentation avec successivement une séquence de consommation suivi d’une séquence sans alimentation. Par exemple, pour le cas 50%, il est prévu, en principe, une séquence de 4 heures d’alimentation puis une séquence de 4 heures sans alimentation, alors que par exemple, le secteur voisin a une séquence sans alimentation de 4 heures, suivi de la séquence avec alimentation de 4 heures. C’est avec ce procédé que l’on est censé limiter la consommation des usagers à 50% de la consommation habituelle. Un des problèmes de cette succession de séquences est le fait que la plupart des usagers risquent de laisser branchés et allumés la plupart de leurs appareils, amenant alors le risque au réenclenchement, après la séquence sans alimentation, d’un appel de puissance trop élevé pouvant entraîner un effondrement de l’alimentation.

L’échelle d’aléa a été modifiée, l’exposition au risque a augmenté. Auparavant on parlait de « risques non négligeables » mais l’échelle de risque a-t-elle changé ?

Il y a deux facteurs : le facteur de la perception des choses, de la sensibilité au(x) problème(s), qui est généralement consécutif à une crise ou à un évènement ; puis il y a le vrai risque, c’est-à-dire des éléments qui rendent plus probable un tel événement. Si je prends les aspects techniques, il y a évidemment l’évolution de la consommation électrique par rapport à la production. C’est relativement stable mais la production a ses limites ; on doit importer du courant à certaines périodes. Il y a aussi d’autres phénomènes, notamment la non-appartenance au réseau européen. Nous n’avons maintenant plus d’accord avec l’Europe, ce qui nous met dans une situation de fragilité. Il y a le fait que les flux deviennent de plus en plus aléatoires ; depuis 2018 et l’ouverture du marché européen, les traders sont très actifs. On achète des quantités ici et là et on les fait voyager et cela expose tout le système, qui est pourtant dans un équilibre magnifiquement géré. Tout cela concourt à l’idée que l’on pourrait avoir d’un coup des problèmes de pénuries, dû au fait notamment que 24 centrales nucléaires sont à l’arrêt en France, que la France doive donc importer du courant et que face à ces priorités européennes nous n'avons absolument pas de certitude que l’hiver prochain on nous donnera le courant dont on a besoin chez nous. En parallèle, avec ces flux qui voyagent dans tous les sens, il y a aussi le risque d’une panne de réseau, mais à grande échelle et qui pourrait durer et qui amènerait un black-out.

Et ces échanges intenses et à grande échelle sollicitent les réseaux de manière plus importante ?

Oui, cela les fragilise. Ajouté à cela le fonctionnement aléatoire des énergies renouvelables. Même si on peut faire des statistiques et des prévisions, ce n’est pas programmable et le réseau devient fragile. La suppression de certaines centrales nucléaires joue un rôle car elles fournissaient le ruban pour la consommation ordinaire et les barrages venaient couvrir plus ou moins le reste. Mais si on supprime les centrales nucléaires, nous aurions là un sacré problème. Et on les supprimera en principe.

Est-ce que la Suisse s’est trop reposée sur sa production hydroélectrique avec ses barrages, notamment pour des questions de revenus financiers avec l’étranger ?

C’est vrai que les barrages représentent un certain confort car il y a aussi la possibilité de jouer avec les revenus puisque l’on peut stocker et vendre aux meilleures heures. L’hydroélectrique jouit d’une grande souplesse, c’est instantané, on ouvre une vanne pour turbiner. Ainsi, la nouvelle centrale de pompage-turbinage de Nant de Drance pourra délivrer 900 MW à pleine puissance, au réseau électrique. Plus généralement, il y a la question de l’hydraulicité qui peut se poser, même si maintenant il n’y a pas trop de problème. On risque d’avoir moins de neige, peut-être assez de pluie. À terme, il y a un risque de déphasage entre les systèmes et on n’a pas de certitude de pouvoir toujours bénéficier des mêmes conditions en termes de stockage. Pour l’instant, malheureusement et pour des questions purement financières, on turbine beaucoup à l’orée de l’hiver ce qui fait qu’au mois de février-mars les réservoirs sont assez vides et il faut attendre mai-juin pour qu’ils soient à nouveau remplis. Soulignons que le système de pompage turbinage tel qu’il est mis en place à Nant de Drance, qui est un gros système, permet certes d’apporter de la puissance électrique au bon moment, mais ne produit pas plus d’électricité. Le bilan est même négatif compte tenu des pertes au repompage. Par contre cela permet de stocker et de livrer de manière déphasée de la puissance électrique.

Que pouvez-vous dire sur la dépendance énergétique de la Suisse (cf. graphique ci-dessous) ?

On voit bien le problème des courbes de la demande et de la production qui sont opposées pour l’instant, même si cela va probablement évoluer avec l’augmentation future des besoins en froid. Donc cela devrait tendre à un meilleur équilibre tout en augmentant la consommation totale bien évidemment.

De manière générale, il y a un déficit en hiver, et donc un décalage. Il est indispensable de mettre au point des systèmes de stockage de l’électricité. Cela existe déjà ! Évidemment que l’on ne peut pas stocker directement de l’électricité, mais avec de nombreuses techniques, notamment la création d’hydrogène par exemple, on sait tout à fait stocker et déphaser puis utiliser six mois plus tard. C’est bien là un enjeu de notre système électrique en Suisse : être capable de stocker à grande échelle et de restituer quand on en a besoin. C’est dommage de produire plus que ce que l’on consomme alors que l’on doit importer à d’autres moments. Le stockage de l’électricité en été pour la mettre à disposition en hiver est évidemment une très bonne solution. Il faut cependant ne pas perdre de vue que cette opération se réalise avec des pertes énergétiques non négligeables. Par contre, cela diminue à coup sûr notre dépendance vis-à-vis de l’étranger du point de vue de l’électricité. En renforçant l’effort de stockage, il devrait être possible théoriquement, à terme, de couvrir pratiquement tous nos besoins électriques connus à ce jour. Il n’en va pas de même pour les autres besoins énergétiques figurant dans le bilan énergétique général. Il y a tout de même de bons espoirs de développer de nouveaux gaz et carburants renouvelables permettant d’assurer petit à petit une relève même partielle des gaz et carburants non renouvelables.

Avec des technologies que l’on maîtrise actuellement ?

Avec les potentiels actuels et envisagés ainsi que les technologies que l’on maîtrise et celles à venir. Il y a actuellement de nombreux développements qui se font pour le stockage de l’hydrogène sous différentes formes, mais il faut encore quelques années pour que l’on arrive à une échelle suffisante. On sait que les techniques sont là. La crise ukrainienne fait prendre conscience que l’on pourrait ne pas avoir assez de gaz. Cela accélère le processus. Les crises, ce n’est jamais bon mais cela a un avantage : elles font bouger les choses. De mon point de vue, la thématique du stockage est actuellement en train d’évoluer. À la place de prendre 10 ou 12 ans, cela va peut-être prendre 5 ans pour commencer à mettre en place des stocks qui seront suffisamment significatifs.

Est-ce que la mobilité électrique aurait un rôle à jouer pour le stockage ?

Oui si l’on considère une voiture équipée d’un système dialoguant. D’ici quelques années, nous aurons sur le marché certains véhicules qui, une fois branchés, seront non seulement capables de se charger mais aussi de livrer de l’électricité lorsque la voiture est stationnée dans son garage ou sur sa place de parc. On passe de 10 ou 12 kWh à environ 70 kWh disponibles. En été avec 12 kWh je peux passer la journée et en hiver ce n’est à mon avis pas suffisant avec les consommations actuelles mais c’est envisageable. De manière personnelle je produis 15'000 kWh par année et j’en consomme 12'000 donc si j’accrois ma capacité de stockage, je pourrais viser à l’autonomie. Dans ce cas, la voiture électrique couplée à une bonne gestion des systèmes, avec une batterie complémentaire, c’est l’assurance d’une certaine autonomie. Par contre, et cela est malheureusement méconnu du grand public, il y a des systèmes qui peuvent vous rendre indépendant du réseau en cas de panne. En effet, dans la plupart des cas, lorsqu’une panne de réseau se produit, vos cellules photovoltaïques exposées en plein soleil sur votre toit ne produiront rien car l’onduleur ne sera pas capable de travailler sans l’information du réseau. Il existe des systèmes qui simulent cela et j‘en suis équipé. Cela fonctionne très bien. Ce point-là est fortement sous-estimé.

Est-ce que les installateurs proposent ces dispositifs ?

Certains ne sont même pas au courant de son existence : c’est un système coûteux et non subventionné. Si on discutait de manière globale au niveau suisse de trouver des techniques capables d’atténuer les effets d’une pénurie ou d’un black-out, il me semble que subventionner le photovoltaïque c’est très bien mais il faudrait aussi subventionner les dispositifs qui permettent de fonctionner de manière autonome. J’ai payé 27'000 CHF de plus pour mon dispositif complet, batterie de 12 kW inclue. Si on n’y croit pas, si on ne s’y prépare pas, personne ne va investir pour le plaisir de dire « si une fois ça se produit ». Comme un tel événement ne s’est encore jamais produit en Suisse, nous avons évidemment de la peine à y croire. Mais ce n’est pas parce que l’on y a échappé de peu qu’il ne se produira jamais.

Vous dites que l’on y a échappé de peu ?

En 2018, nous avons frisé le code. Il s’en est fallu de peu pour que l’on connaisse un effondrement du système, puisque nous sommes tous reliés. C’était en novembre ; cela a commencé en France, puis en Allemagne, puis chez nous alors que l’on était demandeur. On y a échappé donc il n’y a aucun problème… Il ne faut pas être alarmiste mais il faut que les gens prennent conscience que cela peut arriver et c’est là toute la difficulté. Et il y aura de plus en plus de risques que cela se produise.

Donc l’indépendance électrique de la Suisse est théoriquement faisable ?

Techniquement c’est faisable ; le problème est d’ordre financier. Je lisais récemment un article du Blick où étaient interrogés deux professeurs de l’EPFL. Ils exposaient les façons d’y arriver : en produisant en plus de l’électricité d’origine hydraulique de l’électricité photovoltaïque et en la stockant. Le problème est de produire cette électricité à 40 ct./kWh lorsqu’elle peut être produite à 12 ct./kWh dans le Sahara ou en Australie. On peut devenir indépendant pour la partie électrique, mais on y mettra le temps, ce qui est un autre problème. Si on a l’ambition de remplacer la totalité de la consommation énergétique ¬– y compris les carburants – par des carburants synthétiques, tout en produisant l’électricité dont on a besoin, c’est une tout autre ambition. Pour l’électricité c’est théoriquement possible mais le problème, c’est le prix, comme évalué par les deux professeurs de l’EPFL. D’autres problématiques viendraient ensuite s’ajouter telles que le transport, la fiabilité du pays également puisque l’on remplacerait un fournisseur ou plutôt un propriétaire de terrain par un autre. En termes d’ensoleillement, c’est bien plus efficace de construire des centrales photovoltaïques de grande taille dans le Sahara plutôt que de les développer chez nous à des prix exorbitants. Mais on voit bien qu’avec le stockage, l’hydroélectricité, que l’on peut encore développer un peu, la géothermie ainsi que les biogaz qui permettent eux aussi de produire de l’électricité à petite échelle avec des couplage chaleur-force, probablement que l’on arriverait à couvrir nos besoins tels qu’ils le sont maintenant. Il faudrait, par contre, compenser la perte de rendement sur le stockage lors de la réutilisation de ce courant par transfert pour couvrir nos besoins actuels. Donc oui, à mon avis c’est possible, la question est d’ordre économique et temporelle.

Et la question de la main d’œuvre ?

C’est un vrai problème, car on manque cruellement de main d’œuvre chez nous, notamment pour mettre en place les installations photovoltaïques. Compenser ce manque nous fait courir le risque d’avoir des niveaux de qualité en baisse car la formation devra être accélérée, ce qui augmente les risques de défaillance.


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