C’est un changement de paradigme progressif qui prend désormais une certaine ampleur, transformant la configuration classique de la distribution d’énergie. Parallèlement aux distributeurs, de nombreuses coopératives voient en effet le jour en Suisse, proposant aux citoyens de prendre part activement au développement d’infrastructures et de réseaux énergétiques. On fait le point pour saisir l’importance et les enjeux de ce mouvement.
En Suisse, 297 coopératives d’énergie assurent l’approvisionnement électrique de 230'000 personnes. Ces regroupements, au sein desquels les citoyens deviennent co-propriétaires des infrastructures énergétiques, contrastent avec l'hégémonie historique des grands distributeurs. Comment le mouvement est-il amené à se développer ? Quels en sont les avantages d'un point de vue citoyen, politique et durable ? Et quel rôle doivent assurer les distributeurs en parallèle ? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cet article pour comprendre comment cette nouvelle dynamique peut favoriser le déploiement d’infrastructures et de réseaux énergétiques responsables.
Si la gestion de la distribution a longtemps été assurée par les grands groupes, le modèle des coopératives qui se développe de manière significative en Suisse ainsi qu’en Europe redistribue les cartes entre producteurs, distributeurs et consommateurs. Concrètement, une coopérative d’énergie se distingue des acteurs traditionnels par le statut et la place que les consommateurs y occupent. En effet, ces derniers ne sont plus de simples consommateurs, mais deviennent partie prenante du système en tant que copropriétaires des infrastructures énergétiques. Une configuration qui permet à tous les membres d’une coopérative de participer financièrement au déploiement d’infrastructures leur appartenant. Outre l’aspect financier de la copropriété, la coopérative constitue aussi et surtout un modèle démocratique au sein duquel chaque membre peut prendre part activement à la prise de décisions et à la politique menée par l’organisation sur le long terme.
Aujourd’hui, mentionnons déjà que ces 297 coopératives helvétiques génèrent une puissance cumulée comprise entre 50 et 94 MW, soit moins de 3% de la puissance solaire totale installée en Suisse.
Levier participatif décisif
En considérant les différents modèles sociaux, économiques et politiques qui sous-tendent la gestion des réseaux d’énergie, on peut constater que la dynamique participative propre aux coopératives permet d’engendrer un véritable effet de levier en faveur de la transition énergétique. Conscients des enjeux durables qui les concernent, les copropriétaires rassemblés dans ce type de structure ont en effet la possibilité de concrétiser leurs aspirations et visions en matière de paradigme énergétique responsable. On en trouve d’ailleurs plusieurs exemples, en Suisse comme en Europe.
À Ernen, dans la vallée de Conches, c’est par la création d’une coopérative que la commune a pu opérer sa mue durable en remplaçant les chaudières à mazout de ses habitations par un système de chauffage à distance (CAD). Il y a une dizaine d’années, plus de 300 logements du village alpin ont ainsi été raccordés au nouveau réseau de CAD. Chaque année, cette infrastructure permet d’économiser 300’000 litres de mazout. Outre l’aspect durable, la démarche comporte une forte valeur ajoutée d’un point de vue économique et participatif puisque le projet aide en effet à maintenir des emplois sur place, dans l’entreprise Forst Goms chargée de la coupe de bois local et de la transformation en pellets pour alimenter le CAD. L’investissement de 5 millions de francs nécessaire à la transformation, supporté par la société coopérative fondée pour le projet, offre la possibilité aux habitants de profiter d’une réduction des coûts significative par rapport à l’ancien système de chauffage à mazout.
Autre exemple de modèle gagnant des coopératives au Danemark, sur l’île de Samsø, où les habitants sont propriétaires d’un parc de plusieurs dizaines d’éoliennes depuis 1998. L’île est même parvenue à devenir autonome au niveau énergétique. Un processus collectif durable qui fonctionne notamment parce que la population est allée à la rencontre des autorités locales afin de demander des changements concrets, tels que l’ouverture du capital des infrastructures énergétiques aux citoyens qui participent au projet.
En Suisse, si les coopératives ne permettent pas forcément de tendre vers l’autonomie énergétique (ce n’est d’ailleurs par leur but premier), elles constituent cependant des alternatives aux modèles classiques des plus pertinentes, en particulier dans un contexte de décentralisation de la production d’énergie, porté notamment par le déploiement du photovoltaïque sur les toitures des habitants. Dans ce sens, on constate que les autorités et les grands groupes actifs historiquement dans la distribution d’énergie ont tout intérêt à soutenir la dynamique. La décentralisation ne pouvant pas être réalisée à l’échelle industrielle uniquement et devant, au contraire, inclure les habitants - producteurs durables à leur tour - dans l’équation énergétique.
Distributeurs et regroupements de consommateurs, des modèles complémentaires
Consciente de cette nouvelle donne et des préoccupations actuelles des consommateurs producteurs, Romande Energie entend bien accompagner le mouvement. Sur son site web, on trouve par exemple des conseils et points clés destinés aux propriétaires d’infrastructures énergétiques souhaitant se rassembler pour autoconsommer avec leurs voisins. Le groupe a en outre réalisé un livre blanc qu’il propose depuis son site pour informer les personnes intéressées sur les éléments essentiels à observer et la marche à suivre dans l’optique de former ces rassemblements. Pour Céline Rihs, Product manager chez Romande Energie, ces dynamiques traduisent une volonté de diminuer l’impact du consommateur des plus encourageantes qu’il s’agit de soutenir et encadrer pour favoriser son éclosion auprès du plus grand nombre.
« Deux cas de figure principaux sont possibles. Les communautés d’autoconsommateurs, dans lesquelles les habitants utilisent le courant d’une infrastructure photovoltaïque commune tout en gardant un lien individualisé avec le gestionnaire de réseau de distribution (GRD), et les regroupements pour la consommation propre, dans lesquels le GRD intervient uniquement comme lien avec le réseau à l’échelle du quartier au sein duquel se trouve le regroupement. »
Positives et prometteuses, ces initiatives nécessitent tout de même un certain encadrement, notamment pour qu’elles puissent se concrétiser correctement. « C’est précisément ce rôle d’accompagnement et de pédagogie que doivent jouer les distributeurs », souligne Céline Rihs. « L’idée étant d’informer les habitants intéressés par ce type de démarches en leur expliquant les possibilités et limites du système tout en leur fournissant des outils tels que le livre blanc que nous mettons à disposition du grand public. »
En considérant le fort intérêt pour les questions énergétiques, notamment depuis l’éclatement du conflit en Ukraine et les pressions qui en découlent sur l’approvisionnement en énergie, il est fort probable que ces initiatives, tout comme la multiplication des coopératives, continuent à se développer dans des proportions significatives. Du côté des installateurs photovoltaïques, les commandes ne désemplissent pas et la filière s’est même organisée pour mettre au point des cursus plus rapides afin de former les futurs professionnels du secteur et répondre à la forte demande. Un signe encourageant, qui démontre en tous cas une prise de conscience collective quant à la nécessité d’opérer rapidement la transition énergétique.