les potentiels de la blockchain dans le monde de l’energie
A quand son entrée dans le secteur de l'électricité ?
19 juin 2019 10 min
Christian Rod

Expert
Externe

Les mots digitalisation et blockchain sont évoqués de plus en plus fréquemment, et ceci dans un nombre toujours croissant de contextes différents. Le monde de l'énergie ne fait pas exception. Cet article vise à dessiner un des grands contours de ce virage que s'apprête peut-être à prendre le secteur de l'électricité.

 

Les défis du monde de l'énergie d'aujourd'hui

Dans un contexte où le dérèglement climatique prend une place toujours plus grandissante, le monde de l'énergie est appelé à évoluer drastiquement. Le domaine de l'électricité, qui représentait près du quart de la consommation finale helvétique en 20171, est également concerné. Ainsi, la production issue des centrales nucléaires ou à gaz est appelée à être progressivement remplacée par une production s'appuyant sur des sources renouvelables. De pareils changements concernant la production d'électricité ne sont pas sans conséquence sur l'acheminement de celle-ci, et plus particulièrement sur la stabilité du réseau de distribution. Là où le contrôle du réseau pouvait être assuré par l'ajustement d'une production centralisée et contrôlable, il devra désormais s'adapter à une production décentralisée, pas toujours maîtrisable et pouvant varier rapidement.

Les acteurs du domaine de l'énergie ne sont cependant pas désarmés face à ces nouveaux défis. L'utilisation des dernières technologies de l'information permet en effet d'y apporter des réponses innovantes et pragmatiques. La digitalisation du monde de l'énergie en est un parfait exemple. De nos jours, elle se concrétise principalement par le déploiement tout au long de la chaîne d'approvisionnement d'appareils capables de mesurer, enregistrer et transmettre les flux d'énergie en temps réel. Le remplacement progressif des compteurs à index par des compteurs intelligents illustre parfaitement cette tendance. Mais la digitalisation du domaine de l'énergie ne s'arrête pas là. Des technologies émergentes, issues d'autres secteurs économiques et encore confidentielles il y a quelques années, s'apprêtent peut-être à révolutionner le domaine de l'énergie en profondeur.

La blockchain et son fonctionnement

Parmi ces nouveautés, celle suscitant le plus d'attentes est probablement la blockchain. De l'anglais "chaîne de bloc", cette technologie apparue il y a une dizaine d'années a pour but de stocker et de transmettre des informations de manières transparente et sécurisée. S'il en existe plusieurs types, la plus connue est sans conteste celle associée à la monnaie numérique bitcoin. Son fonctionnement est le suivant. Les transactions entre les utilisateurs sont regroupées sous la forme de blocs avant d'être soumises à la validation d'autres membres du réseau appelés "mineurs". Une fois validés, les blocs de transactions sont enregistrés dans la chaîne et deviennent visibles par tous les utilisateurs. Cette chaîne de 1 Statistique globale Suisse de l'énergie 2017, OFEN, 2018 transactions peut être vue comme une base de données entièrement décentralisée et distribuée. Elle permet à tous ses utilisateurs de vérifier la validité des transactions et rend le système extrêmement sécurisé. Le mathématicien français Jean-Paul Delahaye assimile ainsi la blockchain à "un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible".

Les contrats intelligents dans les marchés de l'électricité

L'une des utilisations possibles de ces transactions numériques sécurisées est l'automatisation de relations contractuelles, également appelée "contrats intelligents". Cette nouvelle forme de contrat peut être définie de la manière suivante : une transaction entre deux membres d'une blockchain est automatiquement effectuée lorsque des conditions préalablement définies sont vérifiées. De tels contrats automatisés trouveront sans aucun doute de nombreuses applications dans un secteur de l'électricité digitalisé.

Marché local d'électricité

L'une de ces applications pourrait être la mise en place d'un marché local de l'électricité au sein d'un micro-réseau. Pour rappel, un micro-réseau est un ensemble de consommateurs et de producteurs reliés entre eux par un réseau privé pouvant lui même être connecté au réseau de distribution. Le principal intérêt de ces micro-réseaux réside dans la possibilité de rassembler les producteurs et les consommateurs au sein de communautés d'autoconsommation. Dans une telle communauté, la production d'énergie locale est prioritairement consommée sur place et la connexion au réseau de distribution n'est utilisée que pour assurer l'approvisionnement lorsque la consommation locale dépasse la production ou pour injecter l'énergie excédentaire.

De telles communautés existent en Suisse depuis maintenant plusieurs années. Néanmoins, l'utilisation de la blockchain et des contrats intelligents permettrait d'en améliorer certains aspects, tels que la traçabilité de la production locale. En effet, celle-ci pourrait être continuellement et automatiquement mise aux enchères sur un marché local restreint au micro-réseau. Les consommateurs seraient alors équipés d'un système utilisant la blockchain et couplé à leur compteur intelligent qui miserait automatiquement un montant calculé en fonction de la consommation actuelle et de préférences personnelles préalablement programmées. En cas d'accord sur le prix, la transaction serait alors automatiquement effectuée et enregistrée dans la blockchain de la communauté d'autoconsommation. Le calcul de la répartition de la production locale serait alors immédiat. De plus, la blockchain de la communauté d'autoconsommation étant consultable par tous les consommateurs, ceux-ci pourraient aisément s'assurer que la quantité d'énergie locale facturée au sein du micro-réseau correspond effectivement à la quantité produite.

Monétisation de la flexibilité de la demande

A chaque instant, l'énergie injectée dans un réseau électrique doit être aussi proche que possible de celle qui en est soutirée. A l'échelle nationale, cet équilibre est garanti par l'intermédiaire d'un marché dans lequel des acteurs du secteur, principalement des producteurs, mettent aux enchères leur capacité à réagir à l'évolution de la demande. Au vu des quantités d'énergie nécessaires à agir de manière significative sur l'équilibre du réseau, l'accès à ce marché est actuellement restreint aux acteurs capables d'offrir une flexibilité de plusieurs mégawatt.

Grâce au développement des technologies de l'information, certaines entreprises agissant comme agrégateurs sont apparues, permettant aux particuliers comme aux industries d'intégrer indirectement ce marché. En échange d'une rétribution, ces derniers laissent le contrôle de certains de leurs appareils caractérisés par une consommation flexible (chaînes de froid, compresseurs, ventilateurs ou encore pompes à chaleur) à ces entreprises qui ont alors accès à une puissance de réglage totale suffisante pour entrer sur le marché des services systèmes. Ce modèle d'affaires, également appelé "pooling", reste néanmoins encore marginal. La digitalisation et la blockchain pourraient changer cela grâce à l'Internet des objets et aux contrats intelligents.

Dans un futur peut-être pas si lointain, le marché des services systèmes pourrait être opéré par l'intermédiaire d'une blockchain. La majorité des appareils électriques seraient de plus connectés à Internet. Leur flexibilité pourrait ainsi être automatiquement mise aux enchères à l'aide de contrats intelligents, et ceci en temps réel. Le compresseur d'une chaîne de froid serait alors capable de retarder ou avancer son démarrage en fonction de la demande du marché et des préférences personnelles de son propriétaire. A l'échelle du réseau de distribution, la consommation serait alors adaptée en permanence à la production variable issue de sources renouvelables grâce à des signaux de prix transmis directement jusqu'au consommateurs finaux.

Vers une redistribution des cartes ?

De tels changements seraient d'une importance majeure pour le secteur de l'électricité. Le marché de l'énergie aussi bien que celui des services systèmes sont actuellement aux mains d'un nombre limité d'acteurs historiques. Et même s'il est déjà possible pour les plus gros consommateurs d'accéder à un marché de l'énergie libéralisé, la gestion du réseau et la distribution d'électricité aux particuliers et PMEs restent encore des activités monopolistiques. On imagine ainsi aisément à quel point l'apparition de la blockchain dans le secteur, avec toutes ses applications potentielles, impacterait les modèles d'affaires des entreprises électriques. La multiplication des micro-réseaux et des marchés locaux de l'énergie ferait perdre leurs clients finaux ainsi bien aux gestionnaires de réseaux qu'aux distributeurs d'électricité. Quant aux propriétaires de centrales de production actifs sur le marché des services systèmes, ils se retrouveraient en concurrence avec potentiellement l'ensemble des consommateurs. Mais même si les modèles d'affaires traditionnels seront mis en danger, cette révolution offrira également de nouvelles opportunités. Nuls doutes que de nombreuses entreprises, nouvelles ou existantes, s'en saisiront.

Les acteurs du secteur ont encore un peu de temps pour se préparer. Même si la nouvelle loi sur l'énergie entrée en vigueur en janvier 2018 a permis d'augmenter l'étendue théorique des communautés d'autoconsommation, dans la pratique, le développement de tels micro-réseaux est encore entravé par certains éléments du cadre légal. Du côté de la blockchain, des barrières techniques restent également à franchir. Le coût énergétique du minage, élément fondamental de toute blockchain publique, reste encore bien trop élevé2 pour que l'utilisation du bitcoin ou d'autres crypto-monnaies ait actuellement un réel sens dans le contexte de l'énergie.

Néanmoins, malgré ces derniers obstacles, différents projets ont vu le jour. A New-York, la société LO3 Energy a ainsi mis en place un marché local de l'énergie dans le quartier de Brooklyn3. Plus proche de chez nous, un projet pilote de gestion de communautés d'autoconsommation grâce à la blockchain est en cours en Valais4. En conclusion, la vraie question quant à l'entrée définitive de la blockchain dans le monde de l'énergie pourrait bien ne pas être "si" mais bien "quand". 

 

 

1 Statistique globale Suisse de l'énergie 2017, OFEN, 2018

2 Le Temps, Le bitcoin, désastre écologique en perspective?, 12 novembre 2017

3 www.brooklyn.energy

4 www.smartenergyportal.ch

 

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